Vincent Martin : Le bâtisseur

Rédigé le 11/01/2023
par Patrice Bouillot

Il préside le groupe dijonnais Roger Martin (1 750 collaborateurs, 360 millions d’euros de chiffre d’affaires consolidé) et la fédération régionale des travaux publics. Vincent Martin parle indépendance, énergies, engagement, management, apprentissage et territoire. Entretien.

Décideur. Comment se porte le groupe Roger Martin ?

Vincent Martin. Le groupe se porte bien ! 2019 avait été une bonne année ; en 2020, malgré la crise Covid, nous nous en sommes bien sortis, grâce à l’effort collectif des collaborateurs du groupe – nous avons arrêté notre activité pendant cinq semaines seulement. Face à ces confinements insupportables, notre groupe familial a fait preuve d’un réel dynamisme, qui repose sur l’engagement de nos collaborateurs. Nous avons été les « guerriers » sur le front. Il faut souligner que les commandes ont toujours été là, la commande publique notamment qui s’est maintenue, ce qui a permis de passer le cap et de boucler 2020 de manière honorable. Depuis, nous avons connu une progression significative du chiffre d’affaires. 2022 a marqué un retour à la normale même si la situation se tend depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, qui provoque une hausse du coût des énergies.

Oui mais la tension et l’inflation sur le marché des énergies sont-elles vraiment conjoncturelles ?

La guerre en Ukraine est avant tout une guerre de l’énergie. Mais on s’aperçoit qu’on arrive à avoir de la ressource. Il n’y a pas de pénurie, mais les coûts flambent. Or l’énergie impacte fortement le prix des prestations dans les travaux publics : le bitume est issu du pétrole, les machines fonctionnent au GNR (gasoil non routier) et les camions au gazole. Les prix ont bondi de 30 à 40 %, et il n’est pas toujours possible de répercuter cette hausse sur le prix facturé aux clients. Ou alors, quand c’est possible dans la commande publique, c’est avec un décalage qui oblige nos entreprises à pratiquer d’importantes avances de trésorerie – autrement dit, ce sont les entreprises qui financent les hausses de coût pendant un à trois mois. Les investisseurs privés, eux, ont tendance à différer leurs projets, voire à y renoncer. Il est très difficile d’introduire des clauses d’actualisation des prix auprès de ces clients privés. Or le privé représente environ 35 % de l’activité dans les travaux publics, et même plus de 40 % chez Roger Martin – nous avons la volonté de tendre vers un équilibre 50- 50.

« Nous restons attentifs à toutes les opportunités de croissance externe »

Malgré tout, Roger Martin continue de mener de beaux projets, pas seulement dans la région. Comment envisagez-vous le développement du groupe ?

Nous sommes toujours en veille, avec la perspective de réaliser de nouvelles opérations de croissance externe. L’objectif d’éventuelles opérations d’acquisition est de nous permettre d’être présent dans des métiers différents, dans des zones géographiques d’où nous sommes encore absents. Des opportunités se sont présentées ces dernières années qui nous ont permis de nous développer géographiquement, en complément de nos implantations, et d’intégrer de nouvelles compétences. Nous ne cherchons pas la croissance à tout prix, il faut que la croissance externe serve notre développement. Nous avons par exemple racheté, en 2020, le groupe Moulin, basé à Monistrol-sur-Loire (ndlr : Haute-Loire), entreprise de travaux publics certes, qui produit des enrobés et gère une carrière, mais possède également une compétence dans l’environnement grâce à son usine de plaquettes de bois pour les chaufferies publiques. Nous avons ici l’exemple d’un nouveau métier, dans le domaine des énergies.

Face à la hausse des coûts, justement, l’énergie est un secteur d’activité qui vous intéresse dans le cadre de votre stratégie de diversification ?

Oui ! Actuellement nous œuvrons sur ce site de Monistrol-sur-Loire pour la conception d’une usine de production d’hydrogène à partir de biomasse, avec cogénération, à horizon 2027. Nous sommes en phase d’études actuellement. L’hydrogène vert que nous produirons a vocation à alimenter nos propres poids lourds et véhicules en Auvergne-Rhône-Alpes (Aura). Grâce à la cogénération, nous produirons également de l’électricité, qui sera injectée dans le réseau autour de Monistrol. Ce projet est soutenu par la Région Aura, dont nous avons d’ailleurs reçu le président, Laurent Wauquiez, en décembre, qui a approuvé ce projet. Cela va donner une nouvelle dimension à notre groupe : l’énergie est un nouveau métier pour nous, notre stratégie vise à nous redonner une certaine autonomie.

Grâce à l’hydrogène donc. L’hydrogène, c’est l’avenir ?

L’hydrogène est une énergie à laquelle je crois, en complément des énergies fossiles et de l’électricité. La production d’électricité est coûteuse, son usage est limité pour nos engins. Avec l’hybridation, l’hydrogène sera un combustible associé au thermique. C’est l’avenir ! Les piles à combustible à hydrogène vont se développer, elles vont remplacer les piles au lithium très polluantes. Pour autant, je reste sceptique sur la fin du thermique promise pour 2035. Je ne suis vraiment pas certain que nous serons prêts, l’offre n’est pas assez mûre pour que nous soyons pleinement opérationnels dans 12-13 ans. Ma conviction, c’est que nous allons vers l’hybridation hydrogène. Aux 24 heures du Mans, il est prévu de faire rouler des voitures hydrogène ! Je crois au mix énergétique à terme.

C’est un nouveau défi pour Roger Martin…

Pour le groupe, c’est un nouveau métier qui s’inscrit dans la transition énergétique. Les collaborateurs ont le sentiment d’être engagés dans démarche vertueuse. Le développement de cette nouvelle activité contribue au dynamisme et à l’attractivité de l’entreprise. Notre team hydro est en place, il reste à la faire grandir. À plus long terme, l’idée est de développer un maillage de stations hydrogène, qui seront approvisionnées par nos unités de production. Notre première unité sera opérationnelle dans quatre ou cinq ans puis nous aurons cinq à dix ans pour créer un véritable écosystème hydrogène. L’entreprise prend la main sur son approvisionnement énergétique. Nous sommes bien conscients que nous pouvons plus dépendre de la puissance publique ni de la situation économique et diplomatique internationale. Évidemment, l’hydrogène restera une ressource limitée, nous ne serons pas autosuffisants, mais nous serons acteurs de ce mix énergétique.

Et les biocarburants ? C’était une piste intéressante, non ?

Nous avons aussi développé des partenariats dans les biocarburants. Nous roulons avec de l’Oléo 100, carburant à base de liant végétal pour nos poids lourds. Cela nous permet de réduire notre consommation de 5 à 7 % et d’abaisser notre impact carbone de 7 à 8 %. Par ailleurs, nous avons engagé depuis 2021 un partenariat avec la start-up Alphagreen, qui nettoie les moteurs, les restitue à l’état neuf, ce qui permet d’abaisser leur consommation de 10 % et de réduire les rejets de CO2. Toute notre flotte y passera. Ce sont de petites actions ponctuelles mais essentielles qui traduisent l’engagement de notre groupe dans la transition énergétique. Ce sont des clés pour baisser les coûts et amortir la hausse des prix de l’énergie.

La transition écologique dans les travaux publics, ce sont aussi les matériaux et les process de production qui évoluent. De quelle manière ?

Le contexte, tout d’abord, c’est celui d’une politique de grands travaux revue à la baisse du fait de la diminution des moyens de l’État. Les chantiers de grandes infrastructures routières et ferroviaires sont moins nombreux, donc nous misons sur les projets régionaux (contournements, rocades…) menés par les collectivités territoriales. Et les techniques déployées évoluent en effet. Par exemple nos granulats intègrent des matériaux recyclés depuis des années ; notre bureau d’études planche sur le recyclage des enrobés dans nos centrales, qui acceptent jusqu’à 40 ou 50 % de produits recyclés ; nos centrales à béton produisent aujourd’hui des bétons bas carbone. En somme, nos matériaux sont plus respectueux de l’environnement, grâce à des études techniques poussées. Et dans leur application, nos engins eux-mêmes deviennent plus verts, ils ont évolué, on voit des hybrides, des engins connectés pour optimiser le fonctionnement du moteur. Nous faisons de la transition énergétique, véritablement, et sans surcoût. Nous sommes gagnants sur tous les plans : réduction de notre impact environnemental, des coûts et de notre dépendance. C’est un sujet pour la filière tout entière.

L’indépendance, justement, c’est un mot important pour vous. L’indépendance du groupe familial Roger Martin, où vous incarnez la quatrième génération.

Je suis en effet un fervent défenseur de l’indépendance, qui fait partie des quatre valeurs du groupe avec la performance (on est indépendant parce qu’on gagne de l’argent), la confiance mutuelle (indispensable à la performance) et la responsabilité (qui nourrit la confiance). Dans une filière de plus en plus concentrée, l’indépendance a bien des vertus : nous sommes fiers de travailler dans une entreprise familiale qui investit sur fonds propres, parce qu’elle en a la force financière. Notre fonctionnement repose sur le principe du circuit court de décision : pas de barrière entre le président et les collaborateurs ! On tape là où il faut taper, on est agiles et réactifs, c’est notre force, qui se répercute sur le terrain. Et puis il y a ce sentiment de fierté d’appartenir à une grande famille plus qu’à un grand groupe. Ici, les collaborateurs ne sont pas des numéros mais des prénoms. Les gens sont reconnus et se reconnaissent, ils sont entendus et écoutés. Même si nous sommes désormais 1 750 collaborateurs, auxquels s’ajoutent 300 intérimaires, ce qui rend parfois difficile le maintien d’un dialogue direct entre la direction et les équipes, rendant cruciale la constitution d’une équipe de management intermédiaire efficace. Je reste très attaché au modèle entrepreneurial que nous incarnons.

L’indépendance est-elle un atout pour recruter sur un marché de l’emploi très tendu ?

Oui car les candidats perçoivent vite l’ambiance familiale qui règne dans le groupe. Cette ambiance, à la fois besogneuse et conviviale, séduit. Un temps, indépendance a pu rimer avec l’idée d’une rémunération inférieure. Mais aujourd’hui, nos métiers sont attractifs sur le plan salarial, grâce à des hausses de salaires, à l’amélioration des conditions de travail, à la digitalisation des métiers… Être une entreprise familiale indépendante ne constitue plus un obstacle, bien au contraire. Cela dit, aujourd’hui, nous sommes confrontés à un problème de société, aggravé par ce qui s’est passé pendant la crise Covid : la valeur travail est en question. Nous recrutons des gens travailleurs, qui ont un savoir-être – nous sommes prêts à leur apprendre le savoir-faire. L’envie de travailler est à la base. Or nous peinons à trouver des gens motivés.

Comment faire alors ?

Accueillir, former ! Nous comptons plus de 120 apprentis aujourd’hui dans le groupe, qui sont nos collaborateurs de demain ; avec un taux de réussite de 95 %, ils vont rester dans l’entreprise, on a besoin d’eux. Fervent défenseur de l’apprentissage, je n’ai jamais baissé la garde sur ce sujet. Apprentissage et formation sont des moyens de doper l’attractivité de nos métiers et de notre entreprise, quel que soit l’âge des apprenants. Les choses bougent sur ce sujet aujourd’hui. Pour autant, nous sommes en difficulté : 144 postes sont à pourvoir chez Roger Martin, depuis plus d’un an ! Il n’y a pas assez de candidats. Il faut absolument redonner le goût du travail. Nos recrutements de cadres sont compliqués aussi car les cadres sont en quête de « confort », ils demandent par exemple du télétravail, qui n’est pas possible chez nous. Certes, nous devons nous adapter, nous devrons faire des concessions, mais nos métiers ne le permettent pas toujours. Sur un marché du travail où l’offre est supérieure à la demande, certains candidats cadres se sentent tout puissants sur leurs demandes relatives aux conditions de travail, mais il faut atterrir ! Développer l’attractivité du groupe et des métiers, c’est mon rôle numéro 1 aujourd’hui, après mon action en faveur de la performance et de la profitabilité.

« Le dirigeant est là pour faire bouger les lignes »

Le dirigeant, le décideur, aujourd’hui, est d’abord un VRP de sa boîte ?

Le chef d’entreprise est là pour faire bouger les lignes, il doit communiquer, faire savoir le savoir- faire de l’entreprise, via les réseaux sociaux par exemple. Il doit se déplacer sur les différents sites, sa présence est un signal fort donné aux collaborateurs, sensibles à la présence humaine rassurante du dirigeant. Mais par-delà le patron, tous les collaborateurs sont les ambassadeurs du groupe, nos engins, nos équipes, notre travail sont vus de tous, ce sont des vecteurs de communication, d’exemple… C’est pour cela que je veille au bon entretien de nos véhicules, au comportement exemplaire de chacun. Le dirigeant, le comité de direction et l’ensemble des collaborateurs sont porteurs des valeurs de l’entreprise.

« Le partenariat entre le monde économique et les acteurs publics est gagnant-gagnant »

Le siège social de Roger Martin est toujours à Dijon. Comment voyez-vous évoluer cette ville ?

À Dijon, Roger Martin permet au territoire de se développer, et inversement. Je suis convaincu que le partenariat entre le monde économique et les acteurs publics est gagnant-gagnant. La création de l’agence Dijon Bourgogne Invest est d’ailleurs un signal fort de cette alliance. Le dirigeant est présent à travers des engagements syndicaux par exemple, et son discours porte donc bien au-delà de son entreprise. Il s’inscrit dans l’image que véhicule un territoire. Par exemple Roger Martin est sponsor du DFCO, le football porte l’image de la ville et des valeurs auxquelles nous croyons. Les entreprises familiales sont un atout pour un territoire car elles fonctionnent avec un circuit court de décision, beaucoup de proximité et de réactivité. Notre centre de décision est à Dijon, pour 2 000 personnes ! Dans ce contexte, je ne peux que me réjouir de l’accélération actuelle de l’attractivité de la métropole. Grâce à cela, on a moins de mal à faire venir des gens ici. En tant que Bourguignon-Franc-Comtois avec un cœur jurassien, j’apprécie !

www.rogermartin.fr